L'aboutissement de l'Histoire : la nouvelle Jérusalem céleste
- mdv
- 26 nov.
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Nous habitons un continent sans frontières géographiques : un archipel d’écolieux disséminés à travers la Terre, reliés par une trame invisible de valeurs — la solidarité, le soin du vivant, la régénération, la communauté. Ce continent invisible n’est pas une utopie à attendre mais une réalité en cours de gestation à incarner. Il se déploie horizontalement — par les lieux partagés, les pratiques, les échanges — et verticalement — dans le cœur de chaque individu. Solidairement et solitairement.
La dimension horizontale, c’est la cité-archipel : ses fermes partagées, ses semences échangées, ses communs restaurés. Des lieux de vie collectif fondés sur l'autosuffisance et des pratiques respectueuses du vivant. C’est cette "nouvelle Jérusalem" immanente, non suspendue à un ciel lointain, mais enracinée dans la Terre et dans la communauté vivante.
La dimension verticale, c’est la guerre sainte — non la conquête externe, mais le grand Jihad, la bataille intérieure décrite par René Daumal dans son texte emblématique : l’épée est petite, mais tranchante ; l’ennemi est jusqu’à l’âme, les fantômes sont nos habitudes, nos morales molles, nos illusions d’un confort sans lutte. Entrer dans cette guerre, c’est refuser la paix honteuse, c’est choisir la bataille de l'excellence contre la médiocrité, la facilité, l’abandon du sens. C'est avant tout apprendre à se dépouiller de toute volonté propre, apprendre à s'abandonner au réel, mourir avant l'heure et œuvrer au service des plans du Grand Architecte à l'édification de la Cité de Dieu, la "Jérusalem céleste".
C’est uniquement par l'articulation de ces deux axes — l’archipel horizontal et la guerre verticale — que se construit la cité des vivants. Non pas un monument immobile, mais une machine de régénération : fluide, ouverte, transformable. Chaque écolieu est un foyer de cette Jérusalem immanente, chaque cœur individuel est un bastion dans la guerre sainte qui participe de l'édification de la Jérusalem céleste. Et tous ensemble, dans cette constellation, nous hâtons l’avènement non d’un royaume lointain, mais d’un royaume ici-bas, vivant, vibrant, incarné.
Ce que nous imaginons ici, c'est la possibilité de penser l’archipel mondial des écolieux, ce continent invisible, non seulement comme une machine de guerre deleuzo-guattarienne, mais aussi — et plus audacieux — comme une préfiguration eschatologique, une forme de Jérusalem Céleste horizontale, pour ainsi dire immanente.
Dans "Mille plateaux", Deleuze et Guattari présentent quatre types de formations sociales : primitives, appareil d’État, ville, et œcumène / formation internationale. Inspirés par la figure du nomade, Deleuze et Guattari introduisent la notion de machine de guerre pour penser ce qui s'oppose à l’État, radicalement extérieur à celui-ci, redéfinit par eux comme "appareil de capture". Ils insistent, la machine de guerre n'est pas nécessairement guerrière. Elle ne le devient qu'à partir du moment où elle est confrontée à l'appareil d’État. Suivant les travaux de l'ethnologue et anthropologue Pierre Clastres dont s'inspirent nos auteurs, les sociétés dites “primitives” ne sont pas des sociétés « en attente » d’un État, mais des sociétés activement organisées pour empêcher son émergence. Leur organisation est structurée pour prévenir l’accumulation de pouvoir et la monopole de la violence. L’État cherche toujours à capturer la machine de guerre pour en faire son armée, composée de mercenaires avant de devenir une institution militaire.
La ville apparait comme l'interface entre machine de guerre et État. Elle est une machine de production de flux, ni purement étatique, ni purement nomade.
Elle est l’espace où l’histoire se plisse, se recompose, s’intensifie. Elle organise des flux (marchands, humains, symboliques) dans un espace relativement ouvert, fluide, traversé d’intensités. La ville est le lieu où s’affrontent et se composent la puissance centripète étatique et la puissance centrifuge des flux (marchés, idées, mouvements sociaux,...). Mais elle n'est pas seulement le lieu où la machine de guerre et l'État s'affrontent ; elle est aussi le produit de leur relation et l'opérateur de leur transformation réciproque.
Comme nous l'avons vu, l'État capture la machine de guerre. Il l'intègre, la transforme en institution militaire, lui donne une fonction de police et de guerre "officielle". La ville est l'un des principaux lieux et instruments de cette capture. Les murailles, les casernes, l'arsenal sont la matérialisation de la machine de guerre capturée par l'État. Cependant, la ville, en concentrant les flux, recrée en son sein les conditions d'émergence de nouvelles machines de guerre. Les mouvements sociaux, les révoltes, les contre-cultures, les innovations qui échappent au contrôle sont des machines de guerre potentielles qui se forment dans l'espace urbain. La Commune de Paris (1871) est un exemple paradigmatique : une machine de guerre révolutionnaire qui surgit au cœur de la ville-État. Rappelons que Paris a longtemps résisté à l'État, notamment en s'opposant à la centralisation du pouvoir royal à partir du Xe siècle.
Enfin, nos auteurs parle d’œcumène pour désigner la formation internationale qui dépasse l’État. Elle correspond au moment où les États deviennent des éléments dans un système plus vaste de flux mondiaux. L’œcumène contemporain est le produit de la mondialisation logistique et financière. C’est le moment historique — analysé par Braudel, Wallerstein, Latour — où les États deviennent des modules dans un système plus vaste : le système-monde, structuré par des flux continus de marchandises, capitaux, information, logistique, normes. C'est à ce niveau que ce situe notre continent invisible compris comme anti-œcumène. Notre archipel d’écolieux est profondément œcuménique — mais d’une œcuménicité inversée. Il opère, lui aussi, au-dessus des États, par réseau, par flux (de savoirs, de pratiques, de récits), par connectivité transnationale.
Le continent invisible est donc œcuménique comme structure, mais anti-œcuménique comme valeur. Il a la même forme générale — réseau translocal, post-étatique, rhizomatique — mais un contenu radicalement opposé. Il représente un système-monde alternatif porté non par les infrastructures du capital mais par les infrastructures du vivant.
Il n’est pas anti-mondial, il est post-mondial : il utilise la mondialisation (internet, réseaux, diaspora, échanges transnationaux) pour construire une autre mondialité, un autre mode de tisser les liens sur Terre.
Là où l’œcumène capitaliste homogénéise, le continent invisible hétérogénéise.
À la logique d’extraction parasitaire — où un organisme prospère au détriment de son hôte — répond la logique de régénération mutualiste, où les deux partenaires d’une relation gagnent en vitalité, en résilience, en puissance d’agir.
Avec le commensalisme — où l’un des partenaires bénéficie de la relation tandis que l’autre n’en est ni amélioré ni amoindri — ces trois formes constituent les archétypes de toute relation symbiotique. Autrement dit, elles sont les trois façons fondamentales dont le vivant s’organise, se relie, se transforme. Et puisqu’aucune société n’est extérieure au vivant, elles sont aussi les trois manières dont une société peut habiter le monde.
Le problème surgit lorsque la dynamique parasitaire cesse d’être une exception locale ou une fluctuation temporaire — comme elle l’est dans les écosystèmes équilibrés — pour devenir le principe structurant du système entier.
C’est exactement ce que l’œcumène capitaliste a opéré : il a normalisé la prédation, il en a fait la grammaire du monde, il l’a inscrite dans les infrastructures mêmes — financières, logistiques, juridiques, technologiques — au point que l’extraction et la dégradation deviennent la condition de sa croissance.
Dans un écosystème, une espèce parasite qui se généralise finit par épuiser son hôte, réduisant les possibilités d’interaction, détruisant les cycles, appauvrissant le milieu. Elle se condamne avec lui : le parasitisme généralisé est auto-destructeur.
Le capitalisme-monde, transformé en œcumène total, a atteint ce point : il parasite les sols, les eaux, les corps, les imaginaires, les communautés, les générations futures, et, paradoxalement, il s’épuise en même temps qu’il épuise la Terre.
Le continent invisible, lui, repose sur une idée simple mais révolutionnaire : la relation n’est pas un jeu à somme nulle ; le vivant n’est pas un stock à capturer ; la Terre n’est pas une ressource mais un partenaire.
Ce continent propose un basculement de paradigme :
Du parasitisme systémique (profit vs perte, extraction vs épuisement)
Au mutualisme régénératif (co-croissance, co-évolution, fertilisation réciproque)
En passant parfois par un commensalisme d’apprentissage (où les humains bénéficient d’un milieu qu’ils ne dégradent plus, sans encore y contribuer pleinement)
Cette vision n’est pas naïve : dans tout système viv vivant, chaque relation oscille entre ces trois polarités. La question cruciale est celle de la tendance dominante. Le continent invisible cherche à faire du mutualisme non pas un accident local, mais un principe structurant, une intention, une orientation de fond. C’est pourquoi il ne se réduit pas à des gestes écologiques (recycler, composter, jardiner) mais implique un changement de rapport à l’Autre, à l'étranger, autrement dit à l'estrange :
Altérité du sol ;
Altérité de l’animal ;
Altérité de l’autre humain ;
Altérité du temps long ;
Altérité du cosmos vivant.
Le continent invisible est donc beaucoup plus qu’un ensemble d’écolieux :
il est une proposition ontologique, une réorientation de la relation à toute altérité.
Il ne dit pas seulement :
« produisons mieux »,
« consommons moins »,
« respectons la nature »
Il dit :
Revenons dans le tissu vivant dont nous nous sommes séparés. Redevenons symbiotiques. Transformons ce qui était une machine parasitaire en matrice mutualiste.
Ce basculement est à la fois :
horizontal : communautés, pratiques, culture, gouvernance partagée
vertical : transformation intérieure, guerre sainte, combat contre les forces parasitaires en soi-même
imaginal : émergence d’une vision du monde issue de la niche écologique de l'âme, le monde imaginal en tant qu'inter-monde entre le sensible et l'intelligible.
C’est cela qui rend ce continent invisible œcuménique au sens fort :
il tisse une nouvelle manière d’habiter la Terre, non pas en conquérant,
mais en partenaire.
L'émergence de ce continent est synchrone avec la réémergence du monde imaginal, le continent perdu de l'âme évincée du schéma ontologique de l'être par une mentalité matérialiste qui ne croit que ce qu'elle voit. Mais elle a oublié que réciproquement, on ne voit aussi que ce que l'on croit. Monde imaginal depuis longtemps sous le coup d'une colonisation acharnée. De façon analogue, ce territoire a subi la même sort que ceux des peuples premiers exterminés par l'entreprise coloniale. Même sort qui a également été réservé à notre terre patrie nourricière dont les entrailles ont été saccagé par des méthodes agro-industrielles et des pratiques extractivistes qui relèvent d'une guerre totale de la pensée mécanisée contre le Vivant.
Ces réalités historiquement situées, bien que distinctes, constituent la manifestation visible d'événements appartenant à la hiérohistoire, terme forgé par le philosophe et orientaliste français Henry Corbin pour désigner une approche de l'histoire qui prend en compte la dimension spirituelle et mythique, notamment dans le contexte de la tradition spirituelle iranienne (mazdéisme, zoroastrisme, chiisme,...). Il s'agit d'une vision de l'histoire qui transcende l'histoire factuelle pour explorer les dimensions mystiques et symboliques présentes dans les récits et les traditions d'une culture. Autrement dit, loin de se limiter simplement à une étude de l'histoire telle qu'elle s'est déroulée, la hiérohistoire est une approche historiographique qui cherche à dévoiler la dimension spirituelle et visionnaire de l'histoire, notamment dans le contexte de la tradition iranienne, en mettant l'accent sur les symboles, les mythes et les expériences mystiques.
Il s'agit ici et maintenant de généraliser cette démarche à l'histoire globale.
Les analogies ici proposées — colonisation des peuples premiers et agro-industrie — reposent sur des isomorphismes, des similarités de structure reliant les différentes dimensions de la triple réalité physique, psychique et spirituelle. Elles permettent de mieux comprendre comment nous en sommes arrivés là, et comment en sortir grâce à un retour à la culture d'un imaginaire émancipé de la colonisation idéologique marchande et à une agriculture naturelle telle que Masanobu Fukuoka a par exemple veillé à nous transmettre après plus de 50 années d'expérience de terrain.
Le moment est venu de préciser notre vision de cet archipel mondial d'écolieux, non plus seulement comme une machine de guerre deleuzo-guattarienne, mais aussi — en lien avec l'image de la ville telle que présentée ci-dessus — comme une préfiguration eschatologique, une forme de Jérusalem Céleste immanente, disséminée et fractale.
Récapitulons...
Nous ne sommes plus dans un monde qui avance : nous sommes dans un monde qui bascule. Dans ce basculement s’esquisse quelque chose de discret mais profond : un réseau vivant d’éco-lieux, de communautés autonomes, de tiers-lieux aussi bien citadins que ruraux, de fermes régénératives disséminées sur la Terre.
Un archipel sans centre ni frontière.
Un continent invisible.
Ces lieux ne forment pas un mouvement organisé. Ils n’obéissent à aucune idéologie structurée. Ce qui les relie, c’est un milieu, une intensité, une manière d’habiter le monde. Une éthique plutôt qu’un programme. Ils dessinent ce que l’on pourrait appeler une Jérusalem Céleste horizontale : non pas une cité idéale suspendue dans le futur ou au-dessus du monde, mais une texture de vie, une trame d’expériences immanentes, incarnées, communautaires. Une cité dispersée, en train de naître — non dans le ciel, mais dans les vallées, les collines, les forêts, les villages délaissés ou encore les friches industrielles désaffectées.
Mais cette horizontalité ne tient debout que parce qu’elle repose sur une dimension plus secrète, plus exigeante, plus rude : la verticalité intérieure, ce que René Daumal appelait la guerre sainte — la seule véritable, la seule qui ne tue personne et qui engage pourtant jusqu’au sang symbolique.
L’articulation des deux — l’horizontal et le vertical — est la condition d’une vraie Cité des vivants :
sans horizontalité, la verticalité devient ascèse abstraite, fuite hors du monde ;
sans verticalité, l’horizontalité dégénère en écologie décorative, en communautarisme mou, en eco-lodge eco-touristique, ... En gros, en un simple lifestyle alternatif.
Ce qui suit tente de tisser ces deux directions.
Un territoire fait de valeurs partagées, de tabous écologiques et de frontières psychiques
Ce qui tient lieu de “frontières” pour ce continent invisible est formé par des codes d’usage, des tabous écologiques, des pratiques non négociables.
Dans ce sens, ce réseau fonctionne comme une cité imaginale au sens de H.Corbin : une carte invisible mais rigoureuse dessinée non dans l’espace physique, mais dans l’espace symbolique et où les frontières sont éthiques, non géographiques.
Les règles qui définissent cette cité ne sont pas des lois étatiques, mais, par exemple des principes comme :
éviter autant que faire se peut l'utilisation de phytosanitaires
respecter les cycles du vivant
préserver et partager les semences paysannes
prendre soin des sols, des eaux, des forêts
refuser la marchandisation de la vie
gouverner par consentement, non par domination
etc.
Autant de rites écosophiques envisagés comme pratiques formatrices d’un monde.
C’est ici que la dimension imaginale s’exprime pleinement :
symboles de guérison du vivant
archétypes de régénération
récit de la Terre-Mère
effacement de l’ego au profit du commun
réactivation d’une “éthique du soin” (care) comme loi supérieure.
Ce continent est invisible, car il existe dans l’imagination créatrice, mais il structure des pratiques très réelles.
Avec Foucault, nous pourrions dire que ce n’est pas une utopie — un lieu qui n’existe pas, mais une hétérotopie imaginale : un lieu qui existe autrement. Une localisation physique de l'utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l'imaginaire, comme une cabane d'enfant ou un théâtre.
Vision eschatosophique
L’archipel du continent invisible comme préfiguration horizontale de la Jérusalem Céleste
Dans les traditions eschatologiques (Apocalypse, Qumrân, mystiques juives et chrétiennes) :
la Jérusalem Céleste n’est pas une ville géographique
mais la manifestation d’un ordre du monde transfiguré
un espace sans temple car Dieu habite en toute chose
un espace où les relations remplacent les institutions
un espace de transparence, de justice, d’harmonie cosmique.
Elle descend verticalement, comme un “carré parfait”, un cristal de relations.
Ce que nous décrivons ici est une descente latérale, immanente et transcendante à la fois : ce n’est pas seulement un royaume divin qui vient d’en haut, mais un réseau de pratiques qui préfigure une ville où la violence est maîtrisée.
On pourrait dire que la Jérusalem Céleste est au religieux ce que l’archipel régénératif est à l’écologie : une manifestation anticipée d’un monde transfiguré.
Autrement dit, ce “continent invisible” est autre chose qu'un projet politique, techno-utopique ou encore un retour nostalgique à la Tradition.
C’est une eschatosophie immanente, une “fin des temps” vécue ici-bas, mais non catastrophiste.
fin d’un certain rapport à la nature
fin de l’extractivisme
fin de l’hubris technicienne
fin de la séparation entre humain et vivant
Et début d’un autre mode d’être.
Une nouvelle Jérusalem céleste enracinée sur terre, réticulée, fractale et rizhomatique
En miroir de cette ville parfaite descendue du ciel, nous voici devant une multitude de petites Jérusalem ; distribuées, fractales ; reliées par le pacte écologique ; chacune agissant comme un cristal de régénération locale et un attracteur étrange. Un réseau de “temples vivants” où le sacré est le Vivant lui-même.
C’est une inversion de la perspective eschatologique :
non plus l’unité imposée par en haut,
mais l’unité émergente par en bas, par l’imagination créatrice, par la pratique.
Le continent invisible peut être pensé comme :
une formation sociale hybride, nomade et régénérative, tissée de valeurs écologiques et de récits transformateurs, qui préfigure — non pas symboliquement mais pratiquement — une Jérusalem Céleste immanente, disséminée sous forme d’archipel mondial.
Horizontalité
L’archipel des écolieux fonctionne comme un réseau rhizomatique au sens de Deleuze et Guattari :
pas de centre
pas de pyramide de commandement
pas de frontières
mais des poumons, des foyers, des sources.
Chaque lieu est autonome, mais chacun se reconnaît intuitivement dans une même grammaire du vivant : prendre soin de la terre, des semences, de l’eau, des corps ; vivre en communauté sans domination ; réduire l’emprise de la technique ; retrouver le rythme du sol, du soleil, du cycle des saisons ; apprendre la sobriété joyeuse ; sortir des logiques extractives.
Ces lieux forment une Cité invisible, une ville-monde mineure qui se déploie par alliances, par affinités, par résonance.
On pourrait dire qu’ils composent une forme de ville au sens deleuzo-guattarien :
non pas un espace bâti,
mais un type de formation sociale hybride,
un champ de circulation des flux,
un paysage d’intensités.
Et pourtant, ce continent horizontal n’est pas la « ville terrestre » dont parle saint Augustin. La ville terrestre, dit-il, est engendrée par l’amour propre jusqu’au mépris de Dieu : c’est la cité centrée sur l’ego, la puissance, la possession, l’accumulation, le calcul, la domination.
La Jérusalem horizontale — si nous acceptons cette analogie — serait plutôt une ville immanente engendrée par l’amour du vivant, une ville terrestre transfigurée par un autre rapport à la matière. Non pas la Cité de Dieu, mais une préfiguration distribuée, fractale, fragile, disséminée, de quelque chose comme une « terre nouvelle ».
Mais pour que cette horizontalité ne s’effondre pas en dogme ou en folklore, elle doit s’ancrer dans un principe plus profond.
Verticalité
La seule bataille légitime n’est pas horizontale mais verticale : non pas contre les autres, mais contre les ténèbres en nous-mêmes.
Il s'agit d'une lutte sans tambours ni trompette, sans drapeau, sans gloire extérieure — une guerre contre nos automatismes, les illusions de l’ego, la paresse intérieure, la dispersion ou encore le sommeil psychique.
Cette verticalité ressemble à ce que saint Augustin appelle la Cité céleste, engendrée par « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ». Il ne s’agit pas ici de haine de soi, mais du renversement de l’ego comme centre du monde : la verticale n’est accessible qu’à celui qui cesse de se prendre pour la mesure de toute chose.
La Cité céleste n’est pas un lieu : c’est une orientation, un axe, une valeur de gravité inversée.
Dans la perspective eschatologique, elle descend d’en haut.
Dans la perspective imaginale, elle monte de l’intérieur.
Dans la perspective deleuzienne, elle n’est ni en haut ni en bas : elle est une intensité qui change la nature de l’espace.
La guerre sainte dont nous parle si bien Daumal constitue ainsi la condition pour habiter la Jérusalem horizontale : car sans transformation intérieure, les communautés « autonomes » deviennent des lieux où les egos se disputent, où les idéaux se déchirent, où la pureté se fait tyrannie.
Autrement dit : sans verticalité, la horizontalité se sclérosent en micro-fascismes du quotidien, ces petites passions tristes dont parle Deleuze.
La verticalité est le travail du feu,
l’horizontalité est le travail de la terre.
"L'agriculture est certainement la connaissance la plus utile à l'humanité, cependant beaucoup l'ignorent, et presque tous la méprise. Étrange aveuglement !" – Louis Cattiaux
"Le but ultime de l'agriculture n'est pas la culture des récoltes, mais la culture de la perfection des êtres humains." – Masanobu Fukuoka
Transversalité
La juste articulation de l'horizontalité et de la verticalité est la condition nécessaire et suffisante à l'émergence de la Cité des vivants. L’horizontalité, sans verticalité, devient décor. La verticalité, sans horizontalité, devient abstraction.
Lorsque saint Augustin oppose la Cité de Dieu et la Cité terrestre, il ne parle pas de deux localisations géographiques, mais de deux amours, de deux orientations intérieures. Ce que nous voyons émerger aujourd’hui — dans l’archipel des écolieux — est une tentative de créer une Cité terrestre non soumise à l’amour propre, c’est-à-dire non soumise à la logique de domination : une cité qui met au centre non l’ego, mais le Vivant.
Cette tentative est vouée à l'échec si elle n’est pas soutenue par une verticalité intérieure, une ascèse, une vigilance, une attention, ce que Daumal appelle « garder l’épée levée ».
En articulant les deux dimensions, nous créons ensemble une Cité des vivants, une cité où :
la terre est travaillée
les relations sont soignées
la technique est mise à sa juste place
le pouvoir se décentralise
le sacré se vit comme qualité, non comme dogme
l’individu se transforme au service du commun
le commun nourrit la transformation de l’individu.
Autrement dit :
une épiphanie immanente,
une Jérusalem fractale,
une descente du céleste dans la terre,
mais réalisée non par miracle,
plutôt par la guerre intérieure qu’on mène contre les forces qui nous empêchent de vivre pleinement.
Le continent invisible n’est donc pas seulement un réseau d’écolieux :
c’est une machine spirituelle immanente,
une forêt d’axes verticaux,
un chœur de consciences engagées dans la guerre sainte,
une ville céleste horizontale,
où chaque lieu est un temple vivant
et chaque personne est une pierre montante de ce temple.
Mot de la fin
L’articulation de ces deux directions — la trame horizontale des lieux autonomes et la descente de la grâce qui répond à la montée verticale du travail intérieur — produit une forme inédite. Ni communauté utopique. Ni secte ascétique. Ni mouvement politique. Ni église organisée — ou alors une Ecclesia, "assemblée", comprise comme "Église" universelle.
C’est une géographie vivante vécue au présent, soutenue par un axe intérieur, où l’on apprend à régénérer la terre autant que soi-même. A laisser les lieux dans un meilleur état qu'on ne les a trouvé.
La Jérusalem Céleste ne descend plus seulement d’en haut, elle traverse aussi par en bas : elle germe, elle pousse, elle se répand, elle se dissémine... dans les plis du monde.
Et la guerre sainte n’est plus seulement qu'un combat solitaire : elle devient le souffle vertical sans lequel la cité horizontale s’écroule.
Ensemble, elles composent la seule cité possible au temps du basculement :
une cité où chaque lieu est vivant, et où chaque vivant devient lieu.




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